Logique des lutins

Tu sais combien je suis organisé et méthodique. Avec un côté maniaque dont certains diraient qu’il est digne d’une vieille fille, expression parfaitement discriminatoire que je me refuse à employer. En effet, je ne trouve pas les jeunes filles moins lunatiques que leurs ainées. 

Tu es au fait de ma rigueur maladive, c’est pourquoi l’histoire que je vais te conter va prendre tout son sens.  

Ce soir-là, lors du confinement, j’allais me préparer à dîner. Pour ne pas sombrer dans la routine, pour changer des omelettes, pour m’offrir un peu d’inattendu, j’avais choisi de me faire des œufs sur le plat. Pour ce faire, j’avais placé tous les ingrédients sur le plan de travail à côté de la table de cuisson. Tu sais comme j’aime avoir tout sous la main quand je suis en pleine création culinaire. Peut-on laisser libre cours à son imagination s’il faut se détourner de son œuvre en devenir pour s’abaisser à farfouiller dans un réfrigérateur, ou si l’on doit aventurer au fond d’un buffet ces organes qu’on partage avec Bocuse et qu’on appelle aussi des mains ? J’avais anticipé ces risques, comme à mon habitude, en rassemblant à portée de ma dextre deux œufs, le sel et du gruyère râpé. Les préparatifs étaient quasiment parvenus à leur terme, le rideau allait se lever et l’opéra allait débuter. Peux-tu imaginer la tension presque palpable de cet instant ? J’ignore si tu as suffisamment d’expérience de la palpation dinstants. Pense à l’effroi de l’artiste qui va lancer sa première note devant une salle comble et tu auras une idée de la nervosité qui m’habitait J’en oubliais presque de respirer. 

J’ai délicatement posé une poêle sur un feu, avant d’attraper la bouteille d’huile rangée dans le meuble de cuisine, juste en dessous.  

J’avais faim et je me réjouissais à l’idée de ce que j’allais avoir dans mon assiette, tant il est vrai que dans certaines circonstances, le caviar paraît nettement surévalué. J’ouvrais distraitement le placard avant de me pencher pour attraper l’huile, avec ma légendaire souplesse. Et un évènement proprement hallucinant s’est produit à cet instant précis. J’ai ressenti le même type d’effarement que celui qu’on peut avoir pendant une éclipse totale, surtout si l’on est le seul individu à ignorer qu’elle allait avoir lieu. La bouteille d’huile de tournesol n’était pas là. Elle n’était pas là où je l’avais rangée.  

Où avait-elle pu se cacher ? J’aurais pu avoir une syncope, mais je n’en avais pas le temps. Dans l’urgence, j’ai jeté un rapide coup d’œil autour de moi avec cet espoir absurde qu’elle ne serait pas partie bien loin. J’étais comme tous ceux qui ne parviennent pas à mettre la main sur ce qu’ils savent avoir soigneusement disposé là où il faut. Incrédule, agacé, voire en colère. Le confinement m’interdisait de trouver un bouc émissaire aisément. On n’en a pas beaucoup parlé, mais l’un des principaux inconvénients du bouclage aura été de nous priver de souffre-douleur pour tout ce qui n’allait pas chez nous.   

D’un coup d’un seul je me trouvais plongé dans un univers irrationnel qui avait oublié d’être parallèle. Quand chaque chose est à sa place mais que la place ne contient pas la chose, c’est tout le cosmos qui s’effondre. M’a saisi une angoisse indescriptible quand je me suis trouvé face à un monde devenu fou.  

La logique est ma meilleure amie. Une amie dont je me méfie comme de la peste, bien entendu, mais que je suis bien aise de trouver lorsque je me retrouve face à linvraisemblable. Et quand elle ne m’est d’aucun secours, je fais appel au non-A. 

Qu’elle soit Aristotélicienne ou pas, la logique permet toujours de se persuader qu’on comprend ce qui nous entoure. Le postulat de base est que tout est logique. Donc les faits les plus mystérieux peuvent et doivent être expliqués – grâce à la logique, bien entendu. Et ce soirlà, la merveilleuse fée est encore venue à mon secours. La bouteille d’huile a oublié d’être là où je l’avais rangée ? C’est donc que quelqu’un l’a déplacée. Je n’ai vu personne dans ma cuisine ? Le quelquun est donc invisible.  Pourquoi s’agirait-il d’un seul individu ? Tu reconnaitras qu’il est difficile de dénombrer des êtres invisibles. Je t’invite à remarquer comment j’ai formulé une hypothèse hardie qui est tout de suite devenue factuelle. Personne ne peut nier que personne n’a vu les petits malins ayant perturbé mon organisation. Il est même raisonnable de penser que personne ne les verra jamais. Je frôle la certitude ! Je suis confronté à des créatures invisibles… 

Je te vois hausser les sourcils avec incrédulité. C’est sans doute que tu ne visualises pas la scène avec suffisamment d’intensité. Me vois-tu, debout face à ma gazinière-chevalet, au crépuscule, devenu le Salvador Dali de la poêle à frire ? Vois-tu la trajectoire élégante de mon appendice manuel vers la bouteille d’huile de tournesol ? Vois-tu mes doigts se refermer incrédules sur le vide ? L’impossible vient de se produire : l’ordre (le mien) a été nié. Pour accepter cette réalité insoutenable, j’ai été saisi par une intuition qui est devenue bien vite une révélation. En réaction à tout ce qu’on croit savoir depuis la nuit des temps et en opposition à la prétendue sagesse des âges obscurs. Les petits esprits disent qu’il leur faut voir pour croire. Mais vois-tu les rayons X ? Vois-tu la radioactivité ? Non, tu en connais les effets. Alors pourquoi l’effet constaté ce soir-là dans ma cuisine – la disparition invraisemblable de ma bouteille d’huile de tournesol pourquoi cet effet ne pourrait-il pas être expliqué par l’action de ces créatures improbables que les visionnaires appellent aussi des lutins ?   

Je sais que cela doit te paraitre farfelu. Mais n’oublie pas que je dois expliquer comment ma bouteille d’huile a pris la poudre d’escampette. Si tu admets les prémisses de mon raisonnement, tu vois bien que l’hypothèse des lutins mérite l’attention. Je dirais même qu’elle présente un intérêt incontestable puisque l’incompréhensible devient possible pour ne pas dire plausible. Oui, mais je te vois douter. Papa vient de perdre la tête ! Je pourrais te montrer pour ne pas te dire te démontrer qu’il n’en est rien. Je pourrais faire appel à la Sémantique Générale. Je pourrais te rappeler que ce n’est pas avant le 16ème siècle que la terre est devenue une sphère tournant autour du soleil. Plutôt que d’écrire un roman, je vais privilégier l’efficacité. Je ferai simplement appel à ton expérience. A ces faits inexpliqués qui parsèment ton quotidien. Combien de fois ne trouves-tu pas cet objet important dont tu es absolument persuadé de l’avoir casé au même endroit que d’habitude ? Par exemple dans la boîte bleue placée au fond à droite du deuxième tiroir de ta commode ! Et je vais aller plus loin : combien de fois, après 1 heure de recherche désespérée ne retrouves-tu pas l’objet en question qui te nargue bien en évidence dans la fameuse boîte bleue ? A présent, au lieu de t’en vouloir, au lieu de t’énerver, tu auras cette hypothèse tellement confortable : tu pourras savourer l’idée que tu es peut-être la victime d’un coup des lutins !   

Ce qui est fabuleux, avec cette histoire de lutins, c’est que tu ne dois pas chercher à (te) la prouver. Tu n’as même pas besoin d’y croire. Quand tu auras oublié, égaré ou négligé quoi que ce soit, tu pourras accuser les lutins ! Je doute qu’ils t’accusent de les diffamer. Qu’ils existent ou pas, les lutins sont une source de sérénité. Comment douter de leur puissance ? 

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