La rencontre du yaourt, le soir, après la pluie…

C’est le vendredi soir. Il est dix-neuf heures. C’est le moment où je vais laver mon linge. Je brave le tonnerre qui veut nous prévenir qu’il ne faut pas sortir. Tout le monde se dépêche de rentrer alors que je sors pour une marche de 5 minutes. En portant mes effets dans un sac de toile usé par d’autres aventures. Incapable d’envisager sérieusement de renoncer à mon rituel hebdomadaire de la laverie, je défie l’orage sans la moindre hésitation. J’avoue que j’ai surtout chaque semaine un rendez-vous tacite avec Sophia. Nous regardons ensemble nos affaires danser dans leur aquarium pendant 30 minutes. Ne pas respecter un engagement tellement évident qu’il n’a pas été formulé, cela ne se fait pas. Je presse le pas tandis que les premières gouttes décorent le trottoir.

C’est le vendredi soir. Sophia et moi nous fréquentons assidûment depuis 6 mois. Lors des ablutions de nos vêtements. Elle s’occupe de ses affaires et moi des miennes. Nous ne dépassons pas le stade du timide bonjour. Pourtant, nous sommes très intimes. Tu découvres la vérité d’une personne quand tu connais la couleur de ses soutien-gorge ou de ses caleçons. Cette familiarité ne nous empêche pas de respecter la réserve de notre cérémonial du vendredi soir. Dans 12 mètres carrés accueillant 3 machines et autant de sièges, nous passons une heure au son des tambours. Heure ponctuée par des temps aléatoires de bavardage téléphonique. Assis de chaque côté de la pièce, nous parlons avec nos amis en faisant mine d’être seuls, plutôt que d’aller dans la rue raconter nos secrets aux platanes. Nous communiquons virtuellement. Sans avoir jamais eu de conversation, nous n’avons plus aucun mystère l’un pour l’autre. Par la grâce de la technologie moderne, émaillant notre ordinaire de jolis miracles que nous ne percevons plus…

C’est le vendredi soir. Il pleut et je suis vite trempé. J’espère que Sophia viendra. J’ai entendu la semaine précédente qu’elle doit recevoir une réponse pour un poste à Nantes. Et elle sait depuis trois semaines que j’espère collaborer avec une ONG. Une opportunité inattendue dont je crains qu’elle n’ait été qu’un mirage. Nous sommes dans l’attente. Comme nous ne nous cachons rien, nous ne pourrons manquer de mettre en commun le résultat de nos expectatives. En contactant nos proches de façon à échanger sans en avoir l’air ?

C’est le vendredi soir. La tempête noie la ville. Je suis arrivé le premier. C’est toujours ainsi. Je dégouline en vidant mes affaires encore sèches dans une machine. Je suis venu ici pour ça, en théorie. Et puis cela me permet d’oublier que j’attends Sophia. Je mets le mécanisme en marche, et mes vêtements prennent leur bain. Ils sont au chaud. Ils sont bien, eux. Sophia viendra plus tard. Nous sommes un couple improbable du Lavomatic formé par le hasard et scellé par l’attente. Et mince ! Voilà que j’ai oublié l’adoucissant servant à éviter que les tissus aient trop mal. Je frissonne en levant les yeux au ciel.

C’est le vendredi soir. J’ai levé les yeux au ciel et ce faisant, j’ai vu que Sophia était arrivée, douchée elle aussi. M’ignorant du regard, elle commence par s’activer avec son linge, consciencieusement. Comme si elle était venue pour ça, par le temps qu’il fait ! Elle a enfin terminé. Maintenant, Sophia s’avance vers l’endroit où j’ai pris place. Elle hoche la tête avec un timide sourire m’annonçant qu’elle a reçu une réponse positive. L’arc de ses sourcils s ‘inquiète de l’avancement de mon projet. Je lui souris en exprimant mon plaisir de la savoir heureuse. Simultanément, je nie du chef avoir reçu quoi que ce soit. Au lieu d’aller de son côté comme d’habitude, Sophia s’approche de moi avant de s’arrêter. Va-t-elle parler ? Nous pourrions passer d’une cohabitation muette dans un espace clos à ce qui deviendrait une relation presque classique.

C’est le vendredi soir. Le déluge s’est interrompu. Son vacarme s’est tu. Le silence s’installe. Nous sommes dans une bulle derrière les fenêtres couvertes d’un voile de condensation. Sophia est devant moi. Nous nous regardons longuement, sans un mot. Tout est déjà dit. Des étincelles de joie au milieu de la tristesse qu’elle ressent à mon égard, voilà ce que je lis dans les yeux de Sophia. Les miens lui révèlent ma déception éclairée par le plaisir de la savoir rassurée. Quelque chose va se passer. Quelque chose va nécessairement se passer, sinon elle ne serait pas venue face à moi. Alors que je peine à trouver les premiers mots qui pourraient libérer notre parole, Sophia fait quelques gestes, sans précipitation. En attrapant avec adresse, dans un minuscule panier fraîcheur qu’elle tient sur sa hanche, un pot de yaourt maison, avant de me le tendre.

C’est le vendredi soir. Un vendredi comme les autres. Je fais la lessive. Ce qui t’arrive probablement parfois. Il a plu. Un bel orage avec des airs de fin du monde. Sophia m’a donné ce yaourt, ce simple yaourt qu’elle a pris soin de préparer. Elle s’assoit près de moi et prend le sien. Je ne cherche pas à m’expliquer la situation. J’accepte d’être surpris. Sophia nous offre ce moment de partage. Nous allons déguster ensemble ce petit délice. Le yaourt est là, nous allons le manger et rien d’autre ne compte.

C’est le vendredi soir. Au sein du réseau des habitudes corsetant le quotidien, un yaourt s’est invité. Des années que je n’en ai pas tenu un dans ma main. Encore plus longtemps depuis que j’en ai fait à mes fils. Il est là, comme une évidence. Nimbé d’un réseau de significations et d’émotions. A la surface, c’est un cadeau d’adieu. C’est pour fêter son départ. C’est aussi pour nous consoler de notre séparation prochaine. Et cela vient me distraire de l’attente de cette réponse qui pourrait donner de belles couleurs à mon avenir.

C’est le vendredi soir. Nous prenons le temps de laisser l’intensité des sensations se développer. Nous commençons par remuer patiemment notre yaourt pour lui redonner sa fluidité crémeuse. Un discret parfum de vanille me caresse. M’invite à retrouver des souvenirs fragiles d’autres moments. D’autres yaourts partagés avec mes fils, quand j’en préparais pour les jours où nous étions ensemble, et dont je n’avais pas encore perçu l’importance. La première cuillerée me signale que c’est à savourer tout de suite. C’est frais. La seconde me chuchote un peu de la douceur qu’y a mise Sophia. Les suivantes me parlent de délicatesse. Avec le goût subtil de la vanille marié à celui du miel d’acacia. Le yaourt raconte la générosité l’ayant fait naître. Sans un mot, il affirme qu’il est un pur instant de dégustation, par delà les joies, les doutes et les douleurs qui nous traversent. Je ferme les yeux. Je ferme les yeux pour écouter cette sensation d’exister.

L’entends-tu aussi?

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Je n’ai plus revu Sophia depuis qu’elle a déménagé. Par contre, j’ai retrouvé ma yaourtière, cachée au fond d’un placard.