La vérité cachée sous le pépin

– Croyez-vous que nous aurons de la pluie, aujourd’hui ?

Avec sa voix chantante, voilà la question que me pose mon Andalouse, lorsque je la rencontre sur son palier, le matin.

Elle s’est installée ici depuis 3 mois et tu imagines les ragots des commères de l’immeuble à son sujet. Je pensais que la ville offrait la protection de l’anonymat, seulement j’habite un poulailler. Mon Andalouse n’est pas du coin. Personne ne sait ce qu’elle fait. Trop jolie pour être honnête, le fait qu’on ne l’ait jamais vue en galante compagnie prouve quasiment qu’elle cache des choses. Je suis le seul à avoir deviné d’où elle vient. C’est ce que m’a inspiré son regard. Je n’ai vu des yeux aussi fiers qu’à Séville. Si tu as la chance d’aller y faire un tour, tu verras de quoi je parle.

Mon Andalouse me pose toujours la même question. Je lui donne toujours la même réponse, que je n’en sais rien et que je verrai bien une fois que je serai sorti. Je refuse de m’intéresser à une chose aussi futile que la météo. Qui change en permanence. J’aime ce qui dure. J’ai besoin de stabilité. De certitudes. Le reste m’importune.

Généralement, en passant devant la porte de mon Andalouse, j’entends de la musique . Du classique, souvent. Du piano, surtout. Des sonates de Beethoven, presqu’à chaque fois. Pourtant, quand nous nous croisons, seul le climat semble passionner mon Andalouse puisqu’elle aborde ce thème systématiquement. En m’offrant son sourire, qu’elle a joli. C’est étrange qu’elle veuille connaître mes prophéties météorologiques, puisqu’elle ne sort jamais sans son élégant parapluie bleu. Doté d’une poignée en châtaigner au veinage délicat. Il n’est pas impossible qu’il pleuve, c’est ce qu’elle me dit à chaque fois.

Nous sommes désaccordés. En effet, depuis que je suis en âge de décider si je vais m’encombrer de ce type d’outil, j’ai fait le choix de m’en passer. Sinon, je finirais par me demander où je l’ai oublié. Cependant, j’en tiens un, présentement. Comment se fait-il ? Mon Andalouse m’a prêté le sien, tout simplement. Pour que je puisse voir quel effet cela fait de se savoir protégé contre les caprices du ciel. Et j’ai cédé au sien, de caprice.

Refusant avec obstination son invitation au dialogue à propos du temps, pour ne pas perdre le mien, je n’ai pas voulu faire preuve de grossièreté en lui rendant cet objet dont la grâce ne masque pas l’inutilité. C’eut été discourtois de lui faire comprendre que ses interrogations matinales n’ont pas de sens dans mon monde. Je crois t’avoir déjà dit qu’elle avait un joli sourire. Et le lui faire perdre me désolerait.

Je reviens de mon rendez-vous chez un nouveau client derrière l’Opéra. Une occasion de marcher pendant un quart d’heure. Je brandis donc cette épée céruléenne, qu’elle m’a placée d’autorité dans la main. Pour m’approprier cette chose, il convient que je m’en serve à ma façon. Que je la détourne de sa fonction effroyablement logique. Qu’elle devienne aussi nécessaire qu’une brise de printemps. Alors je joue les spadassins en défiant les arbres qui bordent l’avenue, j’improvise une curieuse chorégraphie au son des klaxons et des pépiements allègres des enfants à la sortie de l’école.

Oui, j’arbore cette épée de tissu comme un d’Artagnan des beaux quartiers, mais je n’ai pas renoncé au plaisir d’être mouillé.

Quand il se met à pleuvoir, je ne m’abrite pas sous cet accessoire. Sinon, j’aurais semblé admettre qu’il n’était pas futile. N’aurais-je pas été condamné à m’équiper d’un de ses frères ? Il est périlleux d’oublier que les premières fois annoncent toutes les autres.

L’eau m’aveugle et je ne parviens pas à éviter les flaques. Je me réjouis de constater que rien n’a changé. Je mets ces infimes inconvénients en sourdine et j’entreprends de me convaincre qu’il est parfaitement raisonnable de chercher à être fidèle à moi-même, tout en m’essuyant le nez avec un mouchoir trempé. J’aime la pluie. La manière dont elle efface la poussière sur les trottoirs. Son insolence quand elle coule dans mon cou en se jouant de mon col serré par ma cravate. C’est un plaisir de l’affronter quand elle voudrait que je reste caché. Mes dossiers ne seront pas tâchés, puisque ma serviette de cuir a déjà affronté maintes averses.

Parvenu à ce point de mes réflexions d’une portée essentielle, je m’arrête pour désembuer mes lunettes. En effet, il est désagréable d’avancer dans le flou, même lorsqu’on est perdu dans ses pensées. C’est à ce moment que je la vois. Devant moi, paraissant observer l’un des disques vinyle présentés dans la vitrine d’une boutique. A moins qu’elle ne cherche à s’abriter sous l’auvent d’icelle. Elle perçoit ma présence comme je m’approche. Je ne te dis pas qu’elle a un joli sourire, car tu l’as deviné.

Isolés de la foule sous un abri en plein Paris, nous nous effleurons presque. Je pourrais sans doute sentir son parfum si elle en portait. Je suis saisi par la photo illustrant la pochette du disque semblant attirer son attention. C’est elle. Elle, dont les mains caressent un clavier. Elle est pianiste. C’est l’une des surprises que nous réserve la vie : une belle Andalouse habite mon immeuble, c’est une musicienne. Je la retrouve à côté de l’Opéra, et c’est évident. Amusant de voir comment les circonstances les plus invraisemblables ont une explication.

Au milieu de l’éclaircie qui nous inonde tout à coup, elle ne s’étonne nullement de voir que je ne me suis pas servi de son pépin. Cela ne l’intéresse pas, en réalité. Elle me parle sans crier gare des Quatre saisons de Vivaldi. De l’interprétation donnée par « Double Sens », qui a enchanté son réveil. Alors, je découvre qu’elle vient de décrocher un contrat à New York. Part bientôt. Je comprends un peu tard que j’ai sans doute accordé à un innocent parapluie une importance qu’il n’avait pas. Et que je n’ai pas su dépasser mes préjugés au sujet des badinages météo.

Loin des apparences, il ne s’agissait pas de passer le temps, ni de créer un semblant de relation polie. Pour mon Andalouse, c’était un moyen de me témoigner qu’elle me classe dans la catégorie des homo sapiens. En abordant un sujet ne présentant aucune espèce d’intérêt afin de m’inviter à faire connaissance. Les échanges autour du temps qu’il fait sont peut-être le ciment de l’humanité.

Maintenant, les giboulées jouent des claquettes sur la marquise. Sans dire un mot, je lui tends son parapluie. Lequel se déploie aussitôt avec aisance. Je prends le bras de mon Andalouse. Et nous allons de concert dans la pâtisserie qu’elle ne manque pas de fréquenter dès qu’elle séjourne à Paris. Pour prendre un thé accompagné de profiteroles, ou bien l’inverse. Elle croque l’existence avec gourmandise. J’écoute sa voix. Je l’écoute partager sa joie de vivre.

A présent, ce sont ses concerts que j’écoute, à la radio. En attendant de savourer d’autres profiteroles. Pour l’heure, je garde précieusement son parapluie, qu’elle m’a gentiment offert. Comme un témoignage de l’importance de la parole. Il me rappelle de ne pas négliger les personnes qui m’abordent en me parlant du temps qu’il fait.

Elles ont toujours quelque chose à dire.