L’invitation au bal du dimanche matin

 

Je me suis réveillé en décidant que cela serait une belle journée. Un dimanche, pourtant. Un jour que l’ennui aime envahir. Pas de chef. Pas de client. Pas d’objectif à atteindre. Cela aurait pu être l’occasion d’une déprimante grasse matinée. Heureusement, je vais me lever. Pour m’acquitter d’un devoir reporté toute la semaine.

C’est une des choses qu’on n’apprend pas à l’école. Les devoirs, on en aura toute la vie. Donc, le dimanche, au lieu de perdre du temps à rêvasser, j’en profite pour faire le ménage. Oui, j’exulte de faire le ménage au lieu de jouir du repos dominical ! D’une part, j’ai le plaisir de savoir que j’embrasse mes obligations. Et d’autre part, je suis parvenu à me convaincre que je suis libre parce que j’ai choisi le moment de mon calvaire. Le but du jeu est d’aller le plus vite possible pour minimiser la durée de l’épreuve. Ce challenge renforce mon sentiment de contrôler la situation. Aujourd’hui, je suis dans une forme éblouissante. Vais-je établir un nouveau record ?

Je vais faire appel à mon partenaire Fifi, fidèle parmi les fidèles. Chaque fois que j’ai besoin de faire le ménage, il est là. Généralement loquace, souvent souriant. Peut-être un peu déprimé, dernièrement, sans que j’en comprenne la raison. Pourtant, je ne doute pas qu’il fera sa part. C’est ce qui est sympa, avec lui. Il ne me laisse jamais tomber. Il me fera la conversation, comme d’ordinaire. Et je l’écouterai d’une oreille distraite, comme toujours.

Après une douche énergique pendant laquelle je m’applique à me savonner en un minimum de secondes, je vais chercher les indispensables articles dont la publicité nous vante les mérites. Des éponges qui grattent sans abîmer. Des détergents bourrés de produits chimiques respectant la planète. Des boîtes toujours plus : plus petites, plus efficaces, plus chères et plus vite finies. Et de magnifiques chiffons « dernière génération » au charme desquels la poussière ne résiste pas. Ils sont tellement beaux que j’ai peur de les salir, c’est dire ! Tiens, c’est une idée que je devrais approfondir : utiliser des torchons moches et sales pour améliorer mon efficacité.

Une fois mon attirail rassemblé, je me sens prêt : la course va pouvoir démarrer. Je passe en revue le plan d’action que j’ai coutume de suivre chaque fois afin d’économiser gestes et hésitations. J’observe le champ de la bataille à venir. Planté près du pot de fleurs, impassible, Fifi attend. Sans dire un mot.

Je jette un coup d’œil à ma montre. En puisant sans réserve dans mes abondantes ressources intellectuelles et physiques, je compte établir un nouveau temps. Je suis au top. Je le sais. De plus, j’ai un chronogramme. Que je pourrai suivre scrupuleusement. Ils ne sont pas si nombreux les moments où tu sais exactement où tu iras à condition d’effectuer dans un ordre précis une suite d’opérations. Imagines-tu le niveau qu’a atteint ma confiance à cet instant ? Je suis dans les starting-blocks, dans la peau d’un futur champion olympique sur la ligne de départ. Je suis le Carl Lewis du ménage.

– Tu ne donnes pas le Top, Fifi ?

– Nom d’une pelle ! Tu n’en as pas assez de faire la course ?

Voilà que Fifi se met à jurer ? C’est plutôt Chest qui parle comme ça.

J’essaie de prendre la température.

– Il me semblait bien que tu faisais grise mine, récemment. Tu n’es plus amusé par nos séances ?

– Je pensais que nous formions une belle équipe… Avant, nous passions du temps ensemble au moins 3 fois par semaine, en prenant le temps de papoter. Maintenant, tu fais les courses de toutes les mamies du quartier dès qu’elles font appel à toi, si bien qu’ on s’entrevoit à peine le dimanche pour le Grand Décapage.

– Voyons, Fifi, mes mamies sont seules. J’essaie de leur apporter un peu d’attention. Toi, tu partages ma vie. Nous sommes en ménage, à notre façon. En le faisant d’une façon formidable. Nous cherchons à nous dépasser. Je nous lance un défi et tu le relèves.

Je parviendrais presque à me convaincre moi-même de l’aspect ludique du ménage du dimanche matin.

– C’est fabuleux ! Nous sommes en ménage chaque fois que nous faisons le ménage. En nous efforçant de réduire ces épisodes à presque rien…

– Je crois que le lien qui nous unit est original. Original et profond Nous avons créé un rituel rien qu’à nous, mon Fifi. Et tu sais combien c’est important pour un homme d’habitudes comme moi.

L’avantage des habitudes, lorsqu’elles commandent le moindre de nos mouvements, c’est qu’elles permettent de débrancher la boîte à idées. Puisque tout est déjà prévu. Il faut rester concentré sur le « faire », sans s’aventurer vers le « pourquoi faire » ? Pour moi, c’est essentiel durant l’épreuve du ménage du dimanche matin. Sans quoi je perds le rythme. Pour gagner quelques secondes de liberté à la fin, j’accepte de me comporter en robot. C’est le côté paradoxal de l’exercice : je veux atteindre une vitesse d’exécution impressionnante, de façon à affirmer mon autonomie d’être humain, et pour cela, je vais me transformer en machine.

Pour l’instant, Fifi doit être trop bouleversé pour parler. Je lui ai quasiment demandé sa main , non ? Je crois – j’espère – avoir repris le manche. Parce que ce n’est pas en discutant que je pourrai prendre le départ de ma compétition. J’ai un temps à faire.

La course démarre à l’instant où, en un tour de main, je déblaye les lieux pour faciliter le rush final. Là, ma première action est de saisir un livre somnolant sur le parquet, avant de le déposer sur le tas encombrant la table. Visualise bien la scène. Avec mon élégance coutumière, je plie le genou droit. Mon membre supérieur se déploie alors à bâbord. Ma senestre s’ouvre enfin, pour agripper l’ouvrage. Ouvrage qu’une arabesque audacieuse amène au-dessus d’une pile d’objets divers juchée sur la table.

Mais une réflexion interrogative de Fifi brise cette belle dynamique.

– Le rangement est le début de la sagesse, nous disent les armoires Normandes. Ne crois-tu pas que tu pourrais ranger, pour une fois, au lieu d’entasser ce qui traîne sur Mésa ?

Mésa, c’est le surnom de Mésaline. Elle est un peu corpulente, mais cela fait partie de son charme. Une grande table, bien solide, parfaite pour les repas de famille, pour les banquets entre amis, et aussi pour séduire une belle à l’aide de ces talents culinaires que tu me connais. Quoiqu’il arrive, Mésa est là. Toujours prête. Elle sert plus de dépotoir que de support pour des agapes.

La remarque de Fifi m’irrite. D’autant que je la sais pertinente. Néanmoins, je me tais. Une controverse retarderait les opérations. Fifi l’a bien compris, d’ailleurs. C’est pourquoi il me relance.

– Gagner en sagesse en 1/2 heure à peine… Un vrai miracle, pas vrai ?

– Ma tocante ne croit plus aux miracles depuis longtemps, Fifi. Le temps passé ne se rattrape pas.

– Et celui que tu perds, mon cher, quand tu as besoin de ce qui est enfoui dans ce bazar ?

Comme il m’énerve, le Fifi, quand il a raison ! Dès cet instant, j’ai compris que la médaille ne serait pas pour cette fois.

D’autant que Mésa s’invite dans notre conversation.

– Quelques minutes de perdues par-ci, quelques minutes de gagnées par-là… Ne coupons pas les copeaux en quatre ! Ce farfouillis m’enlaidit, il n’y a rien à dire de plus. Tu ne t’en aperçois pas parce que tu ne me regardes plus.

– Ne commence pas à faire ta coiffeuse, grogne Chester. Par tous les termites ! Il n’est pas question de ta jolie frimousse. Le débat porte sur la façon dont nous gérons la dimension temporelle. Il a une portée pour ainsi dire quasi métaphysique.

Chester est un canapé Chesterfield dans la famille depuis des générations. Ceux qui le connaissent bien l’appelle Chest. Un surnom qui le rajeunit, aime-t-il à penser. Il a l’habitude de claironner ses vérités comme le fait un ado croyant avoir compris le sens de la vie. Et ne peut s’empêcher de distribuer conseils et réprimandes. En pure perte.

Je préfère désarmer tout de suite la vaine querelle qui s’annonce. Si ce n’est pas aujourd’hui que je ferai des exploits, ce n’est pas une raison pour vivre un cauchemar.

– Au point où nous en sommes, Chest, je crois qu’on va prendre notre temps, au lieu d’essayer d’en gagner.

– Que les capricornes me croquent !

Quand Chester convoque les capricornes, c’est qu’il est perdu. Si je veux le calmer, c’est le moment de faire preuve de pédagogie.

– Puisque nous ne sommes pas soumis au temps, pourquoi ne pas l’utiliser comme bon nous semble ?

– Comme bon nous semble ? J’adore savoir que nous formons un « Nous » ! s’exclame Mésa.

Mes actes étant prodigieusement cohérents avec mes paroles, je remets sur les étagères les ouvrages aux couvertures jaunies prenant le soleil allongés sur le sol. Et ceux disséminés sur Mésa. Ayant décidé depuis longtemps qu’une bibliothèque doit être aussi désorganisée que le monde dont elle parle, j’attribue à chaque livre une place aléatoire. Ce qui leur convient parfaitement, s’il faut en croire leurs piaillements d’aise.

Une fois le désordre terrassé, je dois reconnaître que la pièce a une autre allure. Elle ne ressemble plus à un chantier. C’est reposant. Je redécouvre aussi l’espace offert par Mésa. Une invitation aux réunions, aux discussions, à la bonne chère… Je me souviens notamment d’un joli banquet qu’elle a accueilli, il y a déjà bien longtemps. Pour l’une des fiançailles de Paulo. Lequel se fiance souvent, s’il ne se marie jamais. Cela nous donne l’occasion de fêtes mémorables, et c’est l’essentiel. Ce soir-là, nous étions dix. Rassemblés autour d’une des mes matelotes du pêcheur. Et nous avions échangé jusque tard dans la nuit sur le sens de la vie. Sans le découvrir. Mais en nous promettant de nous revoir pour approfondir nos recherches.

J’étais parti pour un sprint, et je me retrouve à flâner dans mes souvenirs. Je dois m’arrimer à la réalité : nous sommes dimanche matin, à l’heure du challenge du ménage . J’entreprends alors de nettoyer le plateau de Mésa. Un bon coup de torchon, et j’admire le résultat obtenu avec satisfaction.

– Ton sourire m’étonne, mon grand chéri. Tu portes tes lunettes, pourtant ! Ne vois-tu pas que j’ai le teint brouillé ? Ne pourrais-tu me débarrasser de cette vilaine tache qui me défigure dans le coin près de Chest ?

– De quelle tache parles-tu ?

– De cette vilaine trace de gras que tu aurais perçue, si j’avais quelques années de moins. Ne regrettes-tu pas l’époque où j’étais parfaitement immaculée ?

Je préfère céder à Mésa tout de suite, avant que Chest ne saisisse l’occasion pour lui donner une leçon de savoir-vivre. Donc je m’escrime plus que de raison sur le coin que Mésa m’a désigné .

Je me souviens de la dernière personne ayant pris place à cet endroit là. L’un de mes fils. Un soir où j’avais fait l’une de mes mythiques tartes aux myrtilles. Je ne me souviens pas des menus. Mais je n’oublie pas les desserts. J’espère déguster bientôt une tarte au citron avec mes garnements – meringuée, bien entendu – dont je crois avoir percé les secrets. Loin d’avoir l’esprit à ce que je fais, je songe à ce repas familial prometteur . Je ne m’attaque pas à la saleté : je ne frotte plus. Mon éponge glisse avec émotion sur le bois.

Un murmure de Fifi me réveille.

– Maintenant qu’elle n’est plus couverte par ton fourbi, Mésa pourrait se trouver exposée aux courants d’air, tu ne crois pas ?

– Heureusement que tu penses à moi, mon Fifi…

Quand ces deux là, se font des mamours, ils sont intenables. Je pars aussitôt chercher ma plus jolie nappe. Dont je revêts Mésa. Laquelle me remercie.

– C’est gentil. Pourtant, j’ai le sentiment qu’il manque encore un je-ne-sais-quoi.

Je vois immédiatement ce à quoi elle fait allusion.

– Un chemin de table ? C’est vrai qu’un chemin de table serait charmant.

– Celui des étoiles ?

– Oui, celui des étoiles. C’est ton préféré.

Je vais chercher la bande de tissu parsemée de minuscules étoiles argentées. Dont je pare Mésa. Cette dernière glousse de plaisir. Pour ne pas l’encourager à de nouveaux caprices, je fais comme si je n’avais rien entendu.

. – C’est Chest qui va être déçu, il ne pourra plus reluquer tes dessous, dit Wallace.

– Coâ ? s’étrangle Chest.

– Ne rougis pas, mon vieux. En ce moment, tu regrettes souvent de ne pouvoir caresser les jolies fesses des dames…

– Quelle insolence !…

Avant que ça ne tourne au pugilat, je vais me nicher sur Chest. Notre proximité lui fait toujours du bien. Et il en profite d’autant plus qu’il sait qu’elle rend jaloux tous les autres… Pour moi, c’est l’opportunité de faire le point, parce que le ménage n’est pas terminé. Fifi ne se prive pas de me le rappeler.

– Je ne voudrais pas jouer les troubles fêtes mais notre mission est loin d’être finie, même si nous ne sommes plus dans la course !

– Je sais que la souplesse n’est pas ton fort, Fifi, mais tu pourrais comprendre qu’après tant d’efforts, il ait besoin de faire une pause ! Et puis… Et puis, moi aussi, il me néglige depuis qu’il est en amour avec les mamies.

– Tu exagères, Chest, lui rétorque Mésa. Tu en profites chaque soir, après ses maraudes, quand il vient somnoler contre toi, en oubliant tous ceux qui l’entourent.

– Je fais mon job. Et moi, je le fais bien, c’est tout.

– Stop ! On a déjà eu cette discussion.

Pitié ! Évitons de revivre leur dernière chamaillerie. Personne n’a envie d’entendre à nouveau les sanglots de Mésa. Je calme Chest en lissant un des ses coussins de la main. Il ronronne tout de suite, heureusement, et ne tarde pas à s’endormir.

– L’heure tourne…

Je ne sais plus si je te l’ai déjà dit, mais il m’énerve le Fifi, quand il a raison. Il est vrai que j’en ai fini avec les travaux préparatoires malgré ce rangement imprévu. Ma prochaine mission, maintenant, sera de balayer. Parce que j’ai depuis longtemps décidé qu’aucun aspirateur n’habiterait chez moi. Trop gros, trop lourds, trop bruyants, trop souvent en panne, trop tout. Et pas assez écolo. Je me suis marié avec le balai et c’est pour la vie.

A présent, Fifi va pouvoir m’aider. C’est son heure. Fifi, c’est Fidélio. Il partage mon exigence depuis des années. Accomplissant ses missions avec une sérénité décoiffante. Sauf quand je lui demande de chasser des araignées. Araignées dont il a une peur bleue. Dans mon environnement, Fifi a une place à part. Sans élever la voix, il sait se faire respecter. Lors des éclats, il a le don de calmer tout le monde, lorsque je ne sais plus quoi faire. De l’attention aux autres, du tact pour ne pas froisser les personnalités fragiles, un esprit décidé. Il n’hésite pas à me contrarier. D’ailleurs Chest ne grognerait pas aussi souvent s’il ne savait que Fifi est le vrai leader du groupe. Leader dont je me suis éloigné par désamour du ménage. De ce fait, l’ambiance s’est dégradée, chez nous, je te l’avoue.

Fifi n’est pas le seul à partager mon appartement, comme tu l’as compris. Avec le couple original que nous formons, il y a Mésa, Chest, et Wallace, le grand mur du salon, dont tu as pu apprécier l’esprit taquin. Sans oublier Pisobueno, dit le Piso, le parquet. Enfin, je ne te cite que les plus bavards. Ils sont une bonne vingtaine à loger ici. Tous cousins. Nous formons une grande famille. Nous avons une histoire. Pleine de souvenirs.

Il aura fallu que Fifi donne un bon coup de pied dans ma comédie dominicale pour que nous nous retrouvions. Il m’a amené à partager un moment avec ceux que je néglige depuis trop longtemps. J’ai bien perçu le plaisir qu’ils ressentaient à voir que je m’occupais d’eux. A force de vivre dans l’urgence, tu passes à côté des êtres qui te sont proches. Tu vis à côté. Pas avec eux.

Aujourd’hui, j’ai pris conscience que, pour nous, le ménage est un prétexte pour nos retrouvailles. Maintenant, je ne cherche plus à me dépasser. Je souhaite que cela prenne tout le temps qu’il faudra pour que nous soyons bien.

Alors, au lieu d’avancer à l’aide de petits coups incisifs, Fifi et moi entamons une valse à travers la pièce. Je ne sais qui mène le bal. J’y prends plaisir, en tout cas. Nous contournons avec délicatesse les jambes de Mésa. Nous faisons le tour de Chest.

– Vous êtes doux, aujourd’hui, dit le Piso.

– Nous sommes avec vous, c’est tout, lui souffle Fifi.

En effet, je profite du soin donné à mon nid pour retrouver mes amis. La propreté est satisfaisante, et je pourrais m’arrêter là. Mais pourquoi bouder notre plaisir ? Je laisse Fifi évoluer sur le Piso. Plus personne ne parle . Tout le monde retient sa respiration. Ce n’est plus un coup de balai. C’est une caresse. Une caresse que nous donnons à ceux que nous aimons.

Les meilleures choses ayant une fin, vient le moment où nous devons reconnaître que le dernier grain de poussière a pris la poudre d’escampette.

A présent, je tiens Fifi contre moi. En m’appuyant sur lui. A moins que cela ne soit l’inverse. Notre regard embrasse la pièce tellement pleine de vie. Je me sens étrangement bien. J’entends Fifi chuchoter.

– Tu nous as manqué.

– Je m’étais aussi perdu de vue.

Fifi ne dit rien. Nous savons que nous avons partagé un moment inattendu. Un moment que le vacarme de la vie aura peut-être effacé demain. Aurons-nous la chance de nous retrouver bientôt ?

L’impérieuse nécessité du ménage pourrait raviver ce souvenir. Un dimanche matin, par exemple. Un dimanche matin, lorsque les préoccupations du quotidien oublient de se lever.